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05/12/2017

"Une vie, une usine" : tuilier à Roumazières

Roumazières-Loubert, en Charente, a fondé sa renommée sur ses produits céramiques, grâce au développement de quatre tuileries-briqueteries industrielles, qui ont bénéficié de la qualité de l'argile locale et se sont livrées à une féroce concurrence. Quinze personnes ont témoigné de leur vie de travail dans ces entreprises, entre les années 1950 et nos jours.

Film réalisé en 2017 par Réel Factory, pour la Région Nouvelle-Aquitaine, dans le cadre de l'inventaire des mémoires ouvrières. Entretien mené par Willy Paroche, de l'association ARÉAS. Durée 07:04.<iframe frameborder="0" width="480" height="270" src="//www.dailymotion.com/embed/video/x5h9lgf" allowfullscreen></iframe>

Luc Vrignaud parle de sa carrière à la Tuilerie Monier de Roumazières, où il a été manœuvre, empileur, employé aux presses et, enfin, cuiseur. Il décrit le four tunnel, doté de 36 wagons et long de plus de 100 mètres. Il détaille les différentes opérations nécessaires pour la fabrication d'une tuile, depuis le travail de carrière, le malaxage, le passage à la presse, au séchoir, puis au four, jusqu'à la palettisation. Toutes ces opérations, manuelles à son arrivée dans l'entreprise, ont été entièrement automatisées.


Les tuileries briqueteries de Roumazières-Loubert, une histoire industrielle
La présence d'importants gisements d'argile propre à la fabrication de produits céramiques a entraîné l'installation, à Roumazières et ses environs proches, de nombreuses tuileries-briqueteries artisanales au 19e siècle. Quatre entreprises industrielles, nées à la limite des 19e et 20e siècles, ont su profiter des innovations et s'adapter à la demande, pour se développer et s'imposer à l'échelle nationale.

L'une d'entre elles a la particularité d'avoir été fondée en tant que société coopérative, en 1907, à l'initiative d'un prêtre. Les autres (dont une sur la commune de Genouillac) étaient, à l'origine, des entreprises familiales. Par le jeu de regroupements successifs, deux de ces sociétés, qui appartiennent désormais aux groupes Terreal et Monier, poursuivent la fabrication de tuiles et autres produits céramiques à Roumazières. Les années 1980-1990 ont marqué un tournant crucial dans l'organisation du travail dans ces sociétés, qui employaient alors un total de 700 personnes pour une population de 3 000 habitants.

Un savoir-faire ancestral, une culture de métier
La fabrication de produits céramiques est fortement ancrée dans la mémoire des habitants de Roumazières-Loubert. Plusieurs générations d'ouvriers se sont souvent succédé au sein des familles, et les tours de main ont été transmis dès le plus jeune âge.

Un vocabulaire spécifique est utilisé par les ouvriers, qui parlent par exemple de « travail sur le vert » pour évoquer le modelage, c'est-à-dire le travail de la tuile fraîche encore humide, puis qualifient de « demi-sec » le produit après son passage au séchoir et, enfin, de « sec » le produit après cuisson.

Je suis né les pieds dans l’argile.
Le modeleur moulait à la main les tuiles à douille, les lanternes, des pommes de pin…
À l’époque, il n’y avait pas de thermomètre et il fallait avoir de l'expérience pour surveiller la cuisson à l’œil.

La rivalité entre les usines
De l'avis des témoins, il n'y avait pas de problèmes entre les ouvriers des différentes sociétés, cependant, on ne passait pas d’une usine à l'autre, on faisait sa carrière dans la même. Mais les directions se « faisaient la guerre », chacune essayant de faire mieux que les autres. Les luttes concernaient notamment l’acquisition de terrains argileux, qui impliquait des enjeux à long terme.

Souvent, les membres d'une famille travaillaient dans la même usine.

Il y avait une émulation fantastique entre les entreprises, à se piquer les idées, des cadres jusqu'aux ouvriers.

Des conditions de travail très rudes jusqu’aux années 1980
Au sein des tuileries-briqueteries, différents corps de métier exerçaient pour effectuer la maintenance ; menuisiers, électriciens, mécaniciens… Cependant, la majorité du personnel était employée à la fabrication même des tuiles, qui comprenait surtout de la manutention. Aux presses, pour le façonnage, les attrapeurs qui récupéraient les tuiles faisaient un métier dangereux, répétitif et physique. Malgré la pénibilité, les accidents n’étaient pas nombreux, on déplorait surtout des brûlures.

Le travail reconnu comme le plus pénible était celui du four, qui consistait à remplir, puis vider après cuisson, les fours Hoffmann. Chaque ouvrier y brassait 15 tonnes de produits par jour, pour la mise en palettes, dans des chaleurs allant jusqu'à 70 degrés. Ces hommes, appelés « bagnards » par certains, embauchaient à 2 h du matin et débauchaient à 7 h. Ils étaient torse nu, été comme hiver. Rémunérés à la tâche, ils n’avaient pas d’horaires et, malgré la difficulté du travail, n'étaient pas plus payés que les autres. Le four ne s'arrêtant pas, les cuiseurs travaillaient aussi le week-end.

Pour donner aux tuiles une apparence vieillie, du manganèse en poudre a été employé à partir des années 1960, soit en teintant la terre dans la masse, soit en peignant la tuile. Le noir du manganèse, indélébile, se glissait partout et le personnel ressortait de l’usine couvert de noir.

Dans les années 1970, le service maintenance était très important, car le coût des pièces détachées était très élevé, donc on réparait les pièces en interne et le travail constituait à fabriquer des petites pièces mécaniques et à faire l’entretien des machines.
La presse se manœuvrait à deux, d’un côté le plaqueur mettait la galette de terre et de l’autre côté l’attrapeur faisait la découpe de la tuile, enlevait les bavures. Et quand la presse avançait, il attrapait la tuile avec ses mains, la décollait et la posait derrière lui sur une chaîne.
Les produits étaient empilés dans le four Hoffmann et les ouvriers devaient déplacer le feu pour la chauffe, avec des marmites [distributeurs de poudre de charbon] sur le four. Ils devaient entrer dans le couloir, à une température de 60-70°, pour sortir les produits à l'extérieur.
Ils s'emballaient le corps dans du papier pour que le manganèse et l’huile ne traversent pas leurs vêtements.

La fabrication des tuiles, au début des années 1950 à Roumazières (Charente) : de l'extraction de l'argile dans la carrière de Châteauplat jusqu'aux stocks présentés devant les ateliers de l'usine, sans oublier « l'ultramoderne presse à cinq pans ».

Le recours à des travailleurs étrangers
Les premières générations de tuiliers, originaires de Charente, étaient souvent ouvriers-paysans. Après la Première Guerre mondiale et ses nombreux morts, la main-d’œuvre fit défaut dans les tuileries de Roumazières. Les employeurs, qui avaient des difficultés à trouver du personnel pour les postes de manutentionnaires et d'enfourneurs, ont alors fait intervenir des travailleurs étrangers : Italiens, Espagnols, Portugais, Marocains, Algériens et Turcs. Les Français occupaient plutôt des postes aux services
mécaniques et transport.

De nombreux Portugais ont été embauchés dans les années 1970. Ces travailleurs, qui n'avaient pas la charge de fermes comme leurs collègues français, acceptaient les heures supplémentaires pour décharger les camions, ce qui provoquait quelques tensions avec les ouvriers charentais. Au fil du temps, les ouvriers issus de ces différentes vagues d’immigration s'intégrèrent totalement avec la population locale. Des relations privilégiées ont même été créées avec la ville de Chaves, dans le Nord du Portugal, où existe aussi une culture de la céramique.

Les femmes dans les tuileries
Certains postes étaient traditionnellement occupés par des femmes, comme celui de l'ébarbage dans les années 1930 : aidées par des enfants, elles enlevaient les ébarbures sur les côtés des tuiles qui sortaient de la presse. Elles étaient aussi chargées du graissage des moules.

Je me souviens des éclaboussures de gas-oil à la presse, sur mon visage, jusque dans les cheveux qui étaient sales et imprégnés de cette odeur, mes yeux me piquaient. L’odeur me suivait jusqu’à la maison, c’était très dur de s’en débarrasser.
Les femmes qui attrapaient les tuiles après la presse étaient appelées « attrapeuses ». D'autres étaient au bout du tapis pour charger les tuiles sortant du séchoir sur les chariots et à destination de l'enfourneur. Les femmes attrapeuses étaient rémunérées à la tâche, elles travaillaient et étaient payées par équipe de deux. Leur journée commençait à 7 h et finissait à 17 h ; elles ne faisaient pas partie des équipes de nuit. Les femmes étaient aussi nombreuses dans des ateliers consacrés à la fabrication d’ornements de toitures, où une part de créativité était requise. La fermeture de ces ateliers et l’automatisation des tâches ont entraîné, dans les années 1970-1980, la raréfaction, sinon la suppression, de postes de femmes dans les tuileries.

Des ouvrières attrapeuses s’étaient mobilisées pour obtenir le même salaire que les hommes.

Le rôle social et fédérateur du sport

Les usines jouaient un rôle de première importance dans les activités sportives et culturelles de la commune. Il y avait un club de foot TBF et un club de rugby de CMPR, le « Club de la terre cuite ». Être un bon joueur était un atout pour intégrer les usines locales. Le comité des fêtes organisait un tournoi inter-usines.
Il y avait aussi un club de solex, de tennis, de karting et de formule 3. Chaque club était tacitement réservé aux membres de l’usine qui le finançait. Il existait alors un fort paternalisme et un vrai sentiment d’appartenance, quasi familiale, pour les employés.

Pour pouvoir faire un tennis, il fallait être copine d’une enfant de cadre.
Les responsables du foot étaient des cadres des usines.
Il y avait un attachement, c’était plus qu’un travail.

Les transformations des années 1980-1990
La modernisation de l’outil de production s’est surtout faite dans le but d’optimiser les cadences. Le plus grand changement a été l’installation de fours tunnels - des fours à gaz automatiques - pour remplacer les fours Hoffmann. Une autre étape a été la modernisation de la manutention des produits : avec la circulation des wagons et le système de mise en palette, l’ouvrier ne touchait plus la tuile durant tout le processus. De nos jours, tout est automatique.

Avec l’automatisation de la production, de nombreux postes ont disparu, comme celui de doubleur qui
consistait à mettre les tuiles par deux pour l’empileur, qui les mettait dans un wagon et qui lui aussi a disparu. Les ouvriers sont devenus des surveillants de postes, veillant à la qualité du produit et au bon fonctionnement de la machine. On parle d’ailleurs désormais d’opérateurs pour qualifier les travailleurs de l’usine, et non plus d’ouvriers. Les postes ont évolué au gré du développement de différents secteurs : maintenance électrique et mécanique, magasin de pièces, contrôle qualité, logistique, planification, ressources humaines et achat.
Dans la carrière, les wagonnets et les pelles mécaniques ont été remplacés par des engins et des camions. De nombreuses tâches sont aussi désormais réalisées par des entreprises extérieures, comme l’ensemble du service d’entretien (plomberie, électricité etc.), l'extraction de la terre et la partie transport.

Tous ces changements ont eu pour principale conséquence de diminuer les effectifs. Dans ces mêmes années, les ventes se sont effectuées en dehors du bassin de production, et même à l’export, en Belgique et en Espagne. Ce qui a eu pour conséquence une diversification de la production. C’est aussi la période durant laquelle, par le jeu de fusions, deux usines sur les quatre ont disparu. Les deux entreprises restantes sont devenues les filiales de grands groupes.

Source Inventaire Poitou Charente

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